Activiste en exil : ce que la guerre, l’exil et la résilience m’ont appris
Victor Amisi Sulubika
Directrice exécutive de Vision GRAM-International et défenseure des droits humains de la République démocratique du Congo
Victor Amisi Sulubika
Cette question m’accompagne depuis plus de trente ans. Elle structure mon engagement, éclaire mes choix et explique pourquoi, malgré l’exil, je continue à porter la voix de celles et ceux qui n’en ont plus.
Je suis activiste des droits humains depuis les années 1990. Mon parcours s’est construit dans un contexte de conflits armés prolongés en République démocratique du Congo (RDC), mon pays d’origine. J’y ai appris que défendre la dignité humaine n’est jamais un acte neutre. C’est un positionnement politique, moral et profondément humain.
Quand l’engagement devient une nécessité vitale
Mon militantisme n’est pas né d’une vocation abstraite. Il est né de la confrontation directe avec la violence. En 1996, alors que les guerres ravageaient l’Est de la RDC, je travaillais sur la protection de l’enfance. C’est à ce moment-là que j’ai été confronté à l’une des formes les plus brutales de violations des droits humains : l’utilisation d’enfants soldats. Je me souviens encore de ces enfants enrôlés de force, vêtus d’uniformes trop grands, armés, coupés de leur famille et de leur avenir. Dans la ville de Bukavu, lors de la prise de la ville par des forces rebelles, un appel public exhortant les familles à livrer leurs enfants à l’armée a marqué un tournant irréversible. Ce jour-là, j’ai compris que le silence devenait une complicité.
C’est dans ce contexte que mon engagement s’est transformé en responsabilité. Défendre les droits humains n’était plus un choix personnel, mais une nécessité collective.
Militer en zone de conflit : entre courage et vulnérabilité
Avec d’autres organisations de la société civile congolaise, nous avons mis en place des mécanismes de documentation, de plaidoyer et de protection, notamment à travers une coalition nationale contre l’utilisation des enfants soldats. Notre travail consistait à recueillir des témoignages, dénoncer les violations et accompagner les victimes. Mais militer dans un contexte de guerre signifie agir sans filet de sécurité. Les défenseurs des droits humains sont perçus comme des obstacles aux intérêts militaires et politiques. Arrestations arbitraires, intimidations, menaces de mort faisaient partie de notre quotidien. Cette période m’a enseigné une première leçon essentielle : le courage ne supprime pas la peur, il permet d’agir malgré elle.
“Pour beaucoup, l’exil est synonyme de silence. Pour moi, il devait devenir un espace de résistance. ”
Le prix à payer : l’exil forcé
En 2004, après des menaces directes et répétées, ma vie et celle de ma famille étaient en danger. Un fusil pointé sur ma tempe a suffi pour render l’évidence incontournable : rester signifiait mourir. Quitter mon pays est devenu un acte de survie. L’exil vers l’Ouganda fut une rupture brutale. Partir, c’est perdre ses repères, son statut social, son réseau, et parfois sa voix. Pour beaucoup, l’exil est synonyme de silence. Pour moi, il devait devenir un espace de résistance. Mais être réfugié ne signifie pas être protégé. Les risques persistent : surveillance, pressions
transfrontalières, précarité juridique, barrières linguistiques et économiques. Continuer l’activisme en exil exige une adaptation permanente.
Continuer à agir en tant qu’activiste réfugié
En Ouganda, grâce au soutien d’organisations internationales comme Amnesty International, j’ai pu poursuivre mon engagement. Ce soutien, technique, financier et sécuritaire, a été déterminant pour continuer à documenter les violations des droits humains dans la région des Grands Lacs. J’ai travaillé avec des équipes de recherche, contribuant à produire des analyses et des rapports qui alimentaient les mécanismes internationaux de protection. Cette expérience m’a appris une deuxième leçon majeure : l’expertise des activistes en exil est une ressource précieuse, trop souvent sous-estimée. Cependant, ces mécanismes de soutien restaient temporaires et insuffisants. La protection des défenseurs ne peut pas être pensée uniquement dans l’urgence. Elle doit s’inscrire dans la durée.
Le Canada : sécurité physique, défis invisibles
Mon installation au Canada a marqué une nouvelle étape. Pour la première fois depuis longtemps, ma famille et moi étions en sécurité. Mais l’exil ne s’arrête pas avec la réinstallation. Il continue dans le corps, la mémoire et les responsabilités. Comme beaucoup de réfugiés, j’ai dû concilier plusieurs impératifs : assurer la survie économique, reprendre des études, reconstruire une identité professionnelle, tout en continuant à porter les traumatismes accumulés. Pendant des années, j’avais accompagné des victimes de violences extrêmes, sans jamais bénéficier moi-même d’un soutien psychosocial adapté. Cette réalité m’a conduit à une troisième leçon :
les activistes sont aussi des êtres humains qui ont besoin de reconnaissance, de soins
et d’espaces de guérison.
Transformer l’exil en levier d’action internationale
Malgré les obstacles, j’ai refusé d’abandonner mon engagement. J’ai compris que l’exil pouvait devenir un espace stratégique pour influencer les politiques globales. C’est dans cette perspective que j’ai fondé Vision GRAM-International, une organisation engagée dans la promotion des droits humains, de la paix et du désarmement. Grâce à un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC), j’ai pu porter la voix des communautés affectées par les conflits dans les espaces internationaux. J’ai contribué aux débats sur le contrôle des armes, le désarmement, la paix et la sécurité, notamment autour du Traité sur le commerce des armes et du Traité d’interdiction des armes nucléaires. Ces espaces m’ont rappelé une évidence : les décisions prises à l’échelle mondiale ont des conséquences directes sur la vie des populations locales.
Mon travail ne se limite pas aux arènes internationales. Au Canada, j’interviens auprès des jeunes dans les universités, les collèges et les écoles secondaires. À travers l’éducation et le témoignage, je partage des réalités souvent absentes des manuels scolaires : les effets concrets de la guerre, l’importance de la solidarité internationale et le rôle de chaque citoyen dans la défense des droits
humains. Transmettre est devenu une partie intégrante de mon militantisme. Former une nouvelle génération consciente et engagée est l’un des leviers les plus durables du changement.
“Les activistes sont aussi des êtres humains qui ont besoin de reconnaissance, de soins et d’espaces de guérison.”
Les leçons d’un parcours militant
Avec le recul, mon parcours m’a enseigné plusieurs principes fondamentaux qui reconnaissent que l’exil n’est pas la fin de l’engagement, mais une transformation de ses formes. De plus, montrer que la défense des droits humains exige de la constance, même dans l’isolement. Les activistes en exil ont payé un prix élevé pour leur engagement : collègues assassinés, familles menacées ou dispersées, vies brisées par la guerre. Ceux qui ont survécu et trouvé refuge ailleurs demeurent pourtant une force essentielle pour les communautés restées sur le terrain. Ils ne doivent pas être considérés comme de simples victimes, mais comme des acteurs clés du changement. Reconnaître leur rôle, faciliter l’accès aux financements et valoriser leur expertise est indispensable pour renforcer la lutte mondiale pour les droits humains et affirmer les valeurs démocratiques du Canada. Car sans soutien structurel, même la résilience la plus forte finit par s’épuiser.
La question qui continue de me guider
Aujourd’hui encore, une question me motive: comment créer des mécanismes durables pour protéger les défenseurs des droits humains, avant qu’ils ne soient réduits au silence ou contraints à l’exil ? Tant que cette question restera sans réponse satisfaisante, mon engagement continuera. Être activiste en exil, c’est porter une voix qui traverse les frontières, les océans et les silences. Une voix parfois fragilisée, mais jamais éteinte.